Chapitre : Les châteaux delphinaux de Grésivaudan d'après l’enquête de 1339 (de Chantal Mazard)
En 1339, le Dauphin Humbert II, fort endetté, négocie la cession de ses états au Pape. Malgré l’échec du projet, nous possédons, conservées par les deux parties en cause, les enquêtes menées à cette occasion entre 1339 et 1342. Fondamental pour l’histoire du Dauphiné médiéval, l’ensemble de ces documents – déjà bien utilisé dans le cadre de l’histoire économique et sociale – l’a été fort peu en ce qui concerne le patrimoine bâti.
Le service des Archives Départementales de l’Isère possède, entre autres, le mémoire original relatif au Grésivaudan (B 3120, 239 f°). Celui-ci s’étendait alors des hauts-plateaux du Vercors aux marches de Savoie, du Trièves à l’Oisans, couvrant étalement Matheysine et Valbonnais. Ainsi plus de quarante châteaux sont concernés par cette enquête, parfois très minutieuse qui nous donne des descriptions archéologiques relativement fiables, (situation, état des fortifications, hauteur et épaisseur des murs, dimensions des bâtiments, périmètre des remparts, état des fossés et défenses, salles et dépendances, bâtiments de service) et des renseignements précis sur les revenus de la chatellenie, une évaluation de la réserve domaniale/ S’y ajoutent les noms des paroisses et des Villae qui en dépendent, le nombre de feux, enfin une liste des nobles possédant ou non maison-forte. Le registre se termine par une liste "« y dessoulz sont les chasteaux des propriétés et des Fiez du Daulphiné… » dans laquelle sont énumérés plus de quatre cent châteaux et maisons-fortes répartis sur tout le Dauphiné et une partie de la Provence.
Ce que nous appelons aujourd’hui le Grésivaudan – la vallée de l’Isère de Grenoble jusqu’en Savoie – est alors fort bien défendu par une succession de forteresses où la notion de confort cède largement le pas à l’aspect défensif et militaire de la construction. Une quinzaine de châteaux s’égrènent sur les deux rives, plus de la moitié appartient en toute propriété au Dauphin, le reste est tenu en fief par divers seigneurs, le plus important étant le comte de Genève qui détient les châteaux de Theys, La Pierre et Domène.
L’enquête de 1339 nous en décrit une dizaine, sept sur la rive droite, trois sur la rive gauche : côté rive droite aux portes de Grenoble, Montfleury et Montbonnot protègent la ville, suivent ensuite ceux de Montfort et La Terrasse, puis les forteresses proches des marches du Dauphiné, Le Touvet, La Buissière et Bellecombe, dont les territoires confrontent aux mandements savoyards ; sur la rive gauche leur faisant face, Avalon, Allevard et Morêtel de Mailles auxquels fait suite l’enclave des comtes de Genève.
Depuis 1150, les conflits et escarmouches ininterrompus qui opposent Savoyards et Dauphinois expliquent cette concentration et surtout les efforts continus pour garder ces châteaux « forts et fermez de murs ou palicez et fossés ». car si leur origine remonte souvent au XIième siècle, c’est essentiellement au XIIIième siècle qu’ils deviennent ces redoutables forteresses que nous décrit l’enquête. En effet, la vallée de l’Isère véritable « boulevard d’invasions » depuis la Savoie jusqu'à Grenoble, nécessitait ce déploiement défensif, renforcé d’ailleurs par de nombreuses tours et maisons-fortes.
Si aujourd'hui les rares vestiges qui subsistent de ces altiers donjons nous en faussent limage, la description détaillée rédigée par les enquêteurs nous permet au contraire de les faire renaître et grandir et nous les restitue dans toute leur ampleur.
Tous sont situés sur une hauteur ‘in quodam molari magno et pulchro » et leur plan varie souvent en fonction du relief auquel ils s’adaptent. On note cependant une certaine innovation avec la prépondérance des plans réguliers (« quadratus ») pour le château proprement dit et sa courtine ; il en résulte un resserrement, une contraction du cœur du château « castrum sive donjonum » protégé par son enceinte dont le périmètre varie entre 45 et 100 m (exception faite du château de Montbonnot avec 240 toises). Cette courtine, élément principal de la défense, construite avec soin, est parfois couronnée de hourds, allées en bois (« corsière ») qui doublent du côté extérieur le chemin de ronde et qui peuvent être percées d’archères. Sa hauteur varie entre 8 et 14 m mais peut atteindre 28 m comme à Morêtel de Mailles pour une épaisseur de mur de 3.50 m. Dans ses angles, elle est flanquée de tours, rondes ou rectangulaires ; quatre sont mentionnées à Montfleury, qui possède un plan régulier, ailleurs on en retrouve plus souvent deux ou trois comme à Bellecombe, Montbonnot, La Buissière, La Terrasse… Une de ces tours se distingue en général des autres à la fois par sa dénomination « turris magna et magiore » « turris pulcherrima » mais aussi par ses dimensions ( 40 m de haut à Montfort, 32 à Montfleury, 26 à La Buissière où les murs ont la belle épaisseur de 10 pieds (soit 3,40m). La description minutieuse qui en est donnée nous la présente certes comme une tour habitée, résidence seigneuriale, mais surtout comme un des éléments essentiels de la défense. Très rarement central (comme à Bellecombe) ce « donjon » est devenu lui aussi un élément de flanquement, point fort de la courtine, qu’il domine très largement de même d’ailleurs que les autres tours de l’enceinte. Celui du château du Touvet se présente comme une belle construction en pierre de taille (choin) de 20 m de haut, comportant trois étages au-dessus du rez-de-chaussée voûté éclairé par deux fenêtres grillées ; le premier, le plus confortable, possède une baie géminée (fenestra duplex), une cheminée, une latrine mais également deux archères. Au second, deux chambres se partagent quatre archères, une sur chacune des faces du donjon. Enfin, au sommet, un crénelage, (propugnacula) dont les merlons sont percés d’archères. Une « garita » ou « tornella » petite tour de guet, complète dans d’autres cas (Avalon, La Buissière) le dispositif défensif du sommet des tours.
Les bases des tours sont souvent talutées (massici), le ratier ou cellier est toujours voûté, plus rarement les étages.
Entre les tours, les bâtiments d’habitation (aula, camera, garda-rouba) où se concentrent les éléments de conforts tels cheminées et latrines et les communs à usage non spécifiquement militaire (cuisine, étable, boulangerie…) sont systématiquement adossés aux courtines. Cette disposition dégage une cour centrale « platea » en général assez vaste. Une chapelle est mentionnée une fois sur deux, il s’agit, en général, d’un bâtiment indépendant, parfois voûté, dont les dimensions varient selon le mode de construction. Enfin, une citerne approvisionne le château en eau à Bellecombe et Avalon ; cette dernière « pulchra et quadrata » à 16 m de côté et 5 m de profondeur.
Une seule porte en belles pierres de taille, « portale magnum », parfois flanquée ou surmontée d’une tour permet l’accès au château ; une ouverture plus réduite ou « posterta » l’accompagne souvent.
Des enceintes extérieures adjacentes à la courtine du château viennent renforcer la défense et servent aussi sans doute à la protection de la population. Certains châteaux n’en ont qu’une mais il n’est pas rare d’en compter plusieurs, comme à La Buissière où trois nous sont décrites, l’une du côté savoyard, une autre en avant du château. Ces sortes d’enclos successifs (receptum), protégés par des murs de pierre, ont un plan irrégulier et des dimensions très variables d’un château à l’autre. Certaines comportent une tour soit sur l’enceinte, soit près de la porte.
L’intérêt d’une telle documentation ne peut malheureusement pas être complétée par l’étude des bâtiments in situ. En effet la plupart de ces châteaux totalement ruinés dès le XVIIième siècle ont disparu aujourd’hui. Les autres, reconstruits à l’époque moderne, transformés en demeures ou manoirs ne permettent pas non plus la comparaison. Il ne nous reste donc de ces redoutables forteresses delphinales qui jalonnent la valée que le souvenir laissé par les enquêteurs de Benoît XII ou d’Humbert II.
Extrait tiré de "Art et archéologie en Rhône-Alpes" / Cahiers René de Lucinge Numéro spécial 6